Dans le cadre du programme d’accompagnement Hors Pistes, Arnaud Dejeammes, commissaire d’exposition et théoricien de l’art, a suivi les artistes Sarah Penanhoat et Guillaume Dronne durant leurs trois mois de résidence dans les ateliers de Fructôse.
De leurs rencontres régulières est née une création éditoriale réalisée par les deux résident·e·s, enrichie des textes critiques écrits par Arnaud Dejeammes sur leur travail, et à découvrir ici : https://fr.calameo.com/read/00619539559837b2ce8b5
Protée, ses trois, neuf, sept et six formes
Par Arnaud Dejeammes
Le hacklab, le cloporte et l’alchimiste
Avancer à tâtons…
En 1618, l’Atalante fuyante de Michael Maier représente l’alchimiste sous les traits d’un vieillard traquant de nuit une Nature juvénile et sémillante : muni de lunettes aux verres épais, d’une lanterne et d’un bâton, il se guide laborieusement, à la recherche des empreintes de pas qu’elle a laissés sur son passage.
Dans La Dioptrique de 1637, René Descartes évoque une marche nocturne où nul flambeau ne viendrait éclairer le chemin : sans bâton pour s’aider à reconnaître les éléments alentours, avancer s’avère ardu. Manipulé par les aveugles, ce dernier ressemble à un « organe artificiel » qui, à l’instar d’un sixième sens, leur permet comme qui dirait de « vo[ir] des mains ».
Les antennes du cloporte, crustacé terrestre détritivore, lui servent à appréhender un milieu obscur, l’exploiter et le transformer. À leur sujet, Marcel Roland écrit « que ce sont là des organes de prospection du monde extérieur, une sorte de canne d’aveugle » (Vie et Mort des Insectes, 1936), tandis que Charles Nodier et François Luczot croient aussi y reconnaître un « organe de l’ouïe », voire de l’odorat (Dissertation sur l’usage des antennes dans les insectes, 1797).
Mû par une démarche qui s’élabore de proche en proche, au contact même des choses, Guillaume Dronne met en avant une inclination tactile à son environnement. Glanant les matériaux autant que les savoirs, il les inscrit à travers une nouvelle chaîne opératoire : les objets concrets (ceux que l’on peut toucher de ses propres mains) s’assimilent à un état de matière imprégnée d’une historicité (la succession des actions qui ont mené à leur réagencement). Il s’agit donc pour lui moins de produire des formes que des gestes, et d’en constituer un répertoire.
Tel un ouvrage continuellement remis sur le métier, Alchimie 2.0 : De l’huile de friture usagée à la médaille d’or du prix Nobel grâce à Wikipédia procède de cette façon de faire. Lorsque Guillaume Dronne recourt à l’imprimante 3D en vue de composer ses ustensiles, hybrides entre la cornue alchimique en verre soufflé et le jerrican épousant des contraintes de carénage, il se réfère, en dépit de l’interface de modélisation que sa production requiert, à la technique ancestrale de la taille directe.
À l’encontre des alchimistes qui ont tenu à monétiser et contractualiser leurs secrets, il s’apparente plutôt à ceux qui, par le biais de leurs manuels, ont rendu accessibles leurs recettes, comme la transmutation du plomb en or, ou les instructions afin de confectionner leurs outils, comme le fourneau athanor, espérant alors ruiner l’illusion d’une valeur absolue adossée à une quelconque matérialité.
Dans l’esprit d’emprunt et de partage de l’open source, qui se double ici d’une perspective de défétichisation du ready-made, Guillaume Dronne met en effet à disposition sur une plate-forme en ligne les modèles créés, et, par conséquent, les procédés qu’ils sous-tendent. Exempts de droits, ceux qu’il s’y est approprié y retournent, modifiés, eux-mêmes libres d’être réinterprétés par différents utilisateurs, quitte à recouvrir un autre aspect ou emploi. Ainsi, à l’endroit de leur dévaluation s’opère une réévaluation à l’échelle d’une économie de la connaissance.
Vers la montagne
N’atteindrons-nous jamais la montagne, comme l’Achille de Zénon ne rattrape jamais la tortue ?
Pour qui se déplace à pied, la montagne condamne inexorablement à la lenteur : quand elle se dévoile au regard, si proche, si lointaine, il s’écoule quelquefois de nombreux jours avant d’y parvenir. Une discrépance s’instille alors entre l’expérience du trajet et sa destination. A une présence infrangible, se surimpose un inachèvement renouvelé.
Les phénoménologues, ces arpenteurs de l’esprit, ramènent la marche à un mouvement organique où le « là » se fait « ici ». Attendu qu’une randonnée implique d’ordinaire une finalité, ce même « ici » n’a de cesse de devenir « là ». Immuable en soi, la montagne se transmue en son image…
En 1954, Maurice Blanchot indique que « [l]e récit n’est pas la relation de l’événement, mais cet événement même, l’approche de cet événement, le lieu où celui-ci est appelé à se produire, événement encore à venir et par la puissance attirante duquel le récit peut espérer, lui aussi, se réaliser » (Le chant des Sirènes).
Sarah Penanhoat confère à son retour de 2016 au Pérou la dimension d’un voyage initiatique. Au fil de la cordillère des Andes, elle a éprouvé cette lenteur et cet espace qui, selon Nicolas Bouvier, « agissent, ajustent et purgent comme une drogue à la fois émétique et hallucinatoire » (Routes et déroutes : Réflexions sur l’espace et l’écriture, 1989), où la voyageuse finit par disparaître à mesure que l’ordre habituel des choses et les certitudes s’estompent.
La dilatation et la densification de l’attente, et donc de la durée qu’elle y a expérimentée, ont consumé les repères et les rapports d’échelle d’une vie européenne, déréglant de surcroît tout rythme intime.
À des milliers de kilomètres de là-bas, presque immobile, Sarah Penanhoat entreprend maintenant un autre Grand Tour andin, dont elle construit et reconstruit le récit, tant à travers les mots que la terre. Avec patience et minutie, elle s’attaque à des sommets incommensurables, toujours repoussés,l’amenant parfois au renoncement à donner un terme au périple – telle Pénélope qui n’aurait jamais achevé son ouvrage sans la survenue d’Ulysse.
Si Nicolas Bouvier dit écrire « pour sauver de l’oubli », le souvenir de la montagne qu’elle élabore tient autant de Roy Neary qui, au cours de Rencontres du troisième type de Steven Spielberg (1977), en fabrique obsessionnellement une qu’il n’a pas encore vue, que de Paul Cézanne et sa Sainte-Victoire qui, suivant L’Œil et l’Esprit de Maurice Merleau-Ponty daté de 1960, « se fait et se refait d’un bout à l’autre du monde, autrement, mais non moins énergiquement que dans la roche dure au-dessus d’Aix. » A la croisée de l’avenir, du passé et du présent, le récit que Sarah Penanhoat continue aujourd’hui d’édifier dispose de son « temps propre », ainsi que l’exprime Maurice Blanchot : celui « des métamorphoses où coïncident, dans une simultanéité imaginaire et sous la forme de l’espace que l’art cherche à réaliser, les différentes extases temporelles. »